CHAPITRE DIX-SEPT
Darius sortit du véhicule. Le visage inexpressif, il semblait fort et sûr de lui. Il ignora les Corbeaux Moqueurs, qui le fixaient de leurs yeux affreux, et s’adressa au combattant le poing serré contre sa poitrine, mais sans s’incliner :
— Salutations, Aristos. J’ai plusieurs novices avec moi, dont une jeune prêtresse gravement blessée, qui doit recevoir en urgence des soins médicaux.
Avant qu’Aristos puisse répondre, le plus gros des Corbeaux Moqueurs pencha la tête sur le côté et siffla :
— Quelle prêtresse ?
Je frissonnai en entendant sa voix. Elle paraissait plus humaine que celle du Corbeau qui m’avait attaquée, et elle n’en était que plus effrayante.
Lentement, Darius se tourna vers l’horrible mutant.
— Créature, je ne te connais pas.
Le Corbeau Moqueur plissa ses yeux rouges.
— Fils de l’homme, tu peux m’appeler Rephaim.
Darius ne cilla pas.
Rephaim ouvrit son bec, révélant l’intérieur de sa gueule.
— Tu me connaîtras bien assez tôt !
Darius l’ignora et s’adressa de nouveau à Aristos :
— Nous permets-tu de passer ?
— La blessée, est-ce Zœy Redbird ? demanda l’autre.
Tous les Corbeaux Moqueurs sursautèrent à la mention
de mon nom. Leurs ailes s’agitèrent ; leurs membres monstrueux se mirent à trembler. Je n’avais jamais été aussi heureuse de me trouver derrière des vitres teintées.
— En effet, répondit Darius. Vas-tu nous laisser passer ?
— Oui. Tous les novices ont reçu l’ordre de rentrer au campus.
Aristos désigna d’un geste les bâtiments derrière lui. Le côté de son cou fut éclairé par la lampe la plus proche, et je vis une fine ligne rouge sur sa peau, comme s’il avait été blessé récemment.
Darius hocha la tête.
— Je vais porter la prêtresse jusqu’à l’infirmerie. Elle ne peut pas marcher.
Il retournait vers le véhicule lorsque Rephaim lança :
— Est-ce que la Rouge est avec vous ?
— Je ne sais pas de qui tu parles.
Rephaim déplia ses immenses ailes noires et sauta sur le capot de la voiture. Perché là, toutes serres dehors, la créature considérait Darius d’un air menaçant.
— Ne me mens pas, fïlssss de l’homme ! Tu ssssais que je parle du vampire rouge !
Sa voix se faisait moins humaine à mesure qu’il perdait son sang-froid.
— Tenez-vous prêts à appeler vos éléments, chuchotai-je à mes amis.
Pourtant, je me sentais si faible que je n’étais pas certaine de pouvoir évoquer l’Esprit pour Aphrodite, sans parler de l’aider à le contrôler et à diriger les autres.
— Si cette saleté attaque Darius, lança Aphrodite, on lui balance tout notre pouvoir à la figure, on ramène Darius à l’intérieur, et on dégage.
Cependant, Darius ne paraissait pas du tout inquiet. Il dévisageait la créature cauchemardesque avec calme.
— Tu veux dire la prêtresse rouge Lucie ?
— Oui !
— Elle n’est pas avec moi. Pour la dernière fois : allez-vous nous laisser passer ?
— Bien ssssûr, siffla le monstre.
Il ne sauta pas du capot, mais se pencha en arrière, juste assez pour que Darius puisse ouvrir sa portière.
— Descends, ordonna Darius à Aphrodite. Ne t’éloigne pas de moi, murmura-t-il.
Ils s’approchèrent de ma porte.
— Vous êtes prêts ? demanda Darius.
— Oui, répondîmes-nous en chœur, devinant ce que sa question sous-entendait.
— Restez groupés.
Damien me glissa dans les bras du combattant. Les chats bondirent dehors et se fondirent dans l’obscurité glacée. Aucune créature ne s’en prit à ma Nala, et je poussai un soupir de soulagement. « S’il vous plaît, faites qu’il ne leur arrive rien », implorai-je Nyx en silence. Aphrodite, Damien et les Jumelles se placèrent autour de Darius et de moi ; puis, comme si nous ne faisions qu’un, nous nous dirigeâmes vers l’école.
Les Corbeaux Moqueurs s envolèrent tandis qu’Aristos nous conduisait au bâtiment qui abritait la résidence des professeurs et l’infirmerie. Quand nous franchîmes la porte en bois qui n’aurait pas détonné dans un château médiéval, je repensai à la première fois que j’étais venue ici, quelques mois auparavant. On m’avait emmenée à l’infirmerie, inconsciente. A l’époque, je n’avais aucune idée de ce que me réservait l’avenir. Etrangement, je me retrouvais dans la même situation aujourd’hui.
J’observai le visage de mes amis : tout le monde paraissait calme. Mais je les connaissais bien. Je décelai la peur dans la ligne tendue des lèvres d’Aphrodite, dans les mains de Damien, qu’il serrait contre son corps pour contenir leur tremblement. Les Jumelles marchaient à ma droite, si près l’une de l’autre que l’épaule de Shaunee touchait celle d’Erin, qui touchait celle de Darius – comme si, dans ce contact, elles puisaient du courage.
Darius s’engagea dans un couloir familier. Soudain, il se raidit. Je sus, avant qu’elle ne parle, qui il avait vu. Je soulevai ma tête lourde de son épaule.
Neferet se tenait devant la porte de l’infirmerie. Elle était splendide avec sa longue robe moulante, coupée dans un tissu noir chatoyant qui révélait des teintes violettes à chacun de ses mouvements. Ses cheveux acajou tombaient en une cascade épaisse et brillante jusqu’à sa taille ; ses yeux verts scintillaient.
— Ah, le retour de l’enfant prodigue ! s’exclama-t-elle d’une voix mélodieuse, légèrement amusée.
— Vos éléments ! murmurai-je.
Je craignis une seconde qu’ils ne m’aient pas entendue ou m’aient mal comprise… Non : je sentis la douce caresse d’un vent chaud et l’odeur fraîche d’une pluie printanière.
Je chuchotai : « Esprit, j’ai besoin de toi », et l’élément s’agita en moi. Au lieu de garder pour moi son énergie revigorante, je lui ordonnai d’aller à Aphrodite. Enfin, sachant que mes amis étaient aussi protégés que possible, je me retournai vers Neferet. J’allais commenter son choix ironique d’une comparaison biblique lorsqu’une porte s’ouvrit, et Kalona apparut sur le seuil.
Darius s’arrêta brusquement, comme s’il s’était heurté contre un mur.
— Oh ! soufflèrent Shaunee et Erin.
— Ne le regardez pas dans les yeux ! leur conseilla tout bas Aphrodite.
— Restez forts, dit Darius.
Alors, le temps parut se suspendre.
« Reste forte ! M’intimai-je. Reste forte. » Mais je me sentais épuisée, blessée, vaincue. Neferet m’intimidait : elle était tellement parfaite, tellement puissante ! Et Kalona me faisait prendre conscience de mon insignifiance. Ils balayaient toute mon assurance.
La tête me tournait dans une cacophonie de pensées confuses. Je n’étais qu’une enfant. Je n’étais même pas encore un vampire ! Je ne faisais pas le poids face à ces deux êtres exceptionnels.
Avais-je vraiment envie de combattre Kalona ? Avions-nous la certitude qu’il était maléfique ? Je le dévisageai. Il n’avait pas du tout l’air néfaste. Il portait un pantalon en daim marron crème ; il avait le torse et les pieds nus.
Il aurait pu paraître ridicule, à moitié nu dans ce couloir glacial ; or, au contraire, cela semblait tout naturel. Sa peau, sans aucune imperfection, avait la couleur dorée que les filles s’acharnent en vain à obtenir en faisant des UV. Ses cheveux noirs, longs et épais, étaient joliment ondulés. Plus je les regardais, plus j’avais envie d’y passer les doigts. Ignorant le conseil d’Aphrodite, je le fixai dans les yeux, et une décharge électrique me traversa quand je les vis s’agrandir. Il m’avait reconnue ! Ce choc eut raison de mes dernières forces. Je m’affaissai dans les bras de Darius.
— Elle est blessée ! s’écria Kalona d’une voix puissante, qui fit tressaillir même Neferet. Pourquoi ne s’occupe-t-on pas d’elle ?
J’entendis le bruit répugnant de grandes ailes battant l’air, puis Rephaim sortit de la pièce d’où venait Kalona. Je frissonnai. Il devait être entré par la fenêtre en volant, puis avoir marché jusqu’ici. « Existe-t-il un endroit que ces horribles créatures ne peuvent atteindre ? » me demandai-je, découragée.
— Père, j’ai ordonné au combattant d’emmener la prêtresse à l’infirmerie pour qu’elle y soit soignée, fit la créature.
Sa voix semblait encore plus obscène, comparée à celle, majestueuse, de Kalona.
— N’importe quoi !
Bouche bée, je regardai Aphrodite. Elle toisait le Corbeau Moqueur de son air le plus méprisant. Elle rejeta ses cheveux blonds en arrière.
— Cet oiseau nous a retenus sous la pluie battante pendant qu’il jacassait : la Rouge par-ci, et la Rouge par-là… Darius a dû se passer de ses services pour emmener Zœy jusqu’ici.
Il y eut un profond silence ; puis Kalona pencha sa belle tête en arrière et éclata de rire.
— J’avais oublié à quel point les humaines étaient amusantes ! Avancez !
Darius s’exécuta à contrecœur, imité par mes amis. Quand nous eûmes atteint la porte de l’infirmerie, Kalona lança :
— Ta tâche s’arrête là, combattant. Neferet et moi allons nous occuper d’elle.
Sur ce, l’ange déchu ouvrit les bras pour que Darius m’y dépose. Ses ailes, jusque-là cachées dans son dos, frémirent et se déplièrent à moitié.
J’avais envie de tendre la main pour les toucher. Heureusement, j’étais trop faible.
— Ma tâche n’est pas terminée, déclara Darius. J’ai juré de prendre soin de cette jeune prêtresse, et je dois rester à ses côtés.
— Moi aussi, annonça Aphrodite.
— Tout comme nous, dit Damien d’une petite voix tremblante en désignant les Jumelles.
Cette fois, ce fut au tour de Neferet de rire.
— Vous ne pensez quand même pas lui tenir la main pendant que je l’examine ? Ne soyez pas ridicules ! dit-elle d’une voix tranchante. Darius, entre et pose-la sur le lit. Si tu insistes, tu peux attendre ici, dans le couloir. Cependant il serait plus sage, à en juger par ton apparence, que tu ailles manger un peu et te rafraîchir. Tu as ramené Zœy chez elle ; elle est désormais en sécurité, ta mission s’achève. Vous autres, filez aux dortoirs ! La ville est peut-être paralysée par la tempête, mais pour nous, la vie continue, et les cours avec.
Elle se tut et fixa Aphrodite avec tant de haine que son visage se tordit, devenant si dur et froid qu’aucune trace de beauté n’y subsista.
— Mais… tu es maintenant humaine, Aphrodite, n’est-ce pas ?
— En effet.
Aphrodite avait le visage pâle, mais elle releva le menton et rendit à Neferet un regard glacial.
— Alors, tu n’as rien à faire ici.
— Si, affirmai-je, reprenant enfin mes esprits.
Je reconnus à peine ma propre voix. On aurait dit celle d’une vieille femme malade et essoufflée. Néanmoins, Neferet n’eut aucun mal à m’entendre.
— Aphrodite a toujours des visions envoyées par Nyx, poursuivis-je. Sa place est parmi nous.
— Des visions ? répéta Kalona, l’air intrigué. Quel genre de visions ?
— Je vois des catastrophes à venir, répondit Aphrodite.
— Intéressant. Neferet, ma reine, tu ne m’avais pas dit que tu avais une prophétesse à la Maison de la Nuit ! Excellent, excellent… Elle pourra nous être très utile.
— Mais elle n’est ni novice ni vampire ! protesta Neferet. Elle doit partir.
Elle s’exprimait d’une façon étrange, que je n’ai pas identifiée au premier abord. Observant son langage corporel (elle était presque collée à Kalona), je finis par me rendre compte quelle boudait.
Kalona lui caressa la joue, puis passa la paume sur son long cou gracieux, sur ses épaules, et jusqu’au bas de son dos. Neferet trembla ; ses yeux se dilatèrent, comme si ses caresses lui faisaient l’effet d’une drogue.
— Ma reine, elle nous sera sûrement utile, répéta-t-il.
Sans le quitter des yeux, Neferet hocha la tête.
— Tu restes, petite prophétesse, dit-il à Aphrodite.
— Oui. Je reste avec Zœy.
J’avoue qu’Aphrodite m’impressionnait. Oui, j’étais blessée, sans doute en état de choc, d’où ma faiblesse physique et mentale. L’effet hypnotique que Kalona avait sur moi venait sans doute de là ; du moins, je l’espérais. Mais, de toute évidence, Kalona ne laissait personne indifférent. Personne, sauf Aphrodite. Je n’y comprenais rien.
— Alors, comme ça, reprit l’immortel, tu prétends prévoir les catastrophes ?
— Oui.
— Dis-moi, que se passera-t-il si nous refusons l’entrée à Zœy ?
— Je n’ai pas eu de vision à ce sujet, mais je sais que Zœy a besoin d’être ici. Elle a été gravement blessée.
— Eh bien, figure-toi que, moi aussi, je m’y connais en prophéties.
Sa voix, jusque-là si séduisante qu’en toute honnêteté je ne désirais rien tant que l’écouter à jamais, commença à changer. D’abord de façon à peine perceptible ; puis
à en donner la chair de poule. Même Darius recula d’un pas.
— Et je vous donne ma parole que, si vous ne m’obéissez pas, cette prêtresse ne passera pas la nuit. Maintenant, allez-vous-en !
Les mots de Kalona crépitèrent dans tout mon corps, ajoutant encore à la confusion de mes sens. Je m’agrippai aux épaules de Darius.
— Fais ce qu’il dit, soufflai-je à Aphrodite. Il a raison. Je ne vais pas tenir longtemps.
— Passe-moi la prêtresse, combattant, dit Kalona en écartant de nouveau les bras. Je ne le répéterai pas.
Aphrodite me prit la main et la pressa.
— On sera là quand tu iras mieux.
A cet instant, je sentis l’esprit réinvestir mon corps. J’aurais voulu refuser, dire à Aphrodite de le garder, mais déjà elle s’était tournée vers Damien et lui donnait un coup de coude.
— Dis au revoir à Zœy, et fais-lui tes meilleurs vœux de rétablissement.
Damien lui jeta un petit coup d’œil, et elle hocha légèrement la tête. Alors, il serra ma main à son tour.
— Remets-toi vite, Zœy.
Un vent léger s’enroula aussitôt autour de moi.
— Vous aussi, les Jumelles, poursuivit Aphrodite.
— On est avec toi, Zœy, déclara Erin.
Lorsqu’elles reculèrent, je fus enveloppée par la chaleur de l’été et la fraîcheur d’une pluie purificatrice.
— Assez de sentimentalité ! s’impatienta Kalona. Je vais la prendre maintenant. Je me retrouvai contre sa poitrine nue ; troublée, je fermai les yeux et essayai de me raccrocher à la force des éléments.
— Je vais attendre ici, me promit Darius avant que la porte ne se referme brutalement, me coupant de mes amis.
J’étais seule avec mon ennemi, un ange déchu, et l’oiseau monstrueux engendré par sa luxure passée.
Alors, pour la troisième fois de ma vie, je m’évanouis.